Un pouvoir Total

Faim et Développement (CCFD) – Août 2017

Philosophe québécois, auteur de Offshore et Noir Canada, Alain Deneault revient en France avec un essai intitulé « De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit ». En retraçant l’histoire de la firme, il met en lumière le véritable pouvoir qu’elle incarne, en flirt permanent avec la loi. En avril dernier il était de passage en France à l’invitation de l’association Survie.

 L’ouvrage est épais. L’histoire complexe. Raconter Total c’est raconter tout un monde. Il aura bien fallu trois ans à l’auteur québécois, pourtant rodé à l’exercice, pour sortir un essai intelligible au plus grand nombre. « De quoi Total est-elle la somme ? » est une véritable plongée dans les méandres de la multinationale, souvent présentée comme «  une entreprise pétrolière et gazière française privée ». L’auteur préfère la définir comme un « réseau d’entités coordonné par un conseil d’administration et un actionnariat apatride constituant un véritable pouvoir ». Les chiffres font tourner la tête : en 2017, Total est une firme composée de 882 sociétés actives dans 130 pays, pour un chiffre d’affaires annuel tournant autour des 200 milliards d’euros.

En 500 pages, le philosophe raconte, chiffre, cite, analyse ce que représente l’une des plus grandes multinationales de la planète. Avec une méthode choc : douze verbes à l’infinitif, chacun faisant l’objet d’un chapitre. Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, pressurer, polluer, vassaliser, nier, asservir, régir sont autant de coups de poing dans l’esprit du lecteur. S’il se défend de n’avoir pas fait un ouvrage à charge contre Total, il dit souhaiter « faire une halte critique à tout ce qu’elle met dans nos têtes, faire prendre conscience de ses nombreuses responsabilités dans la marche du monde et repenser l’action des multinationales au 21ème siècle ».

La philosophie pour décrypter les paradis fiscaux

C’est guidé par la pensée philosophique qu’Alain Deneault en vient à écrire sur Total. Né en 1970 dans l’Outaouais (sud-ouest du Québec), il arrive en France à l’âge de vingt ans pour poursuivre ses études. Sa thèse sur la pensée du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel à Paris-VIII et au centre Marc Bloch de Berlin lui permet « d’apprécier la façon dont les concepts sont à l’œuvre dans la vie publique ».

En parallèle de ses recherches, Alain Deneault côtoie François-Xavier Verschave au début de la décennie 2000, membre fondateur de Survie en 1984, l’association de lutte contre la Françafrique. « Très rapidement, mes échanges avec Verschave m’ont amené à me poser des questions sur des stratégies liées à la criminalité financière et économique permettant à des dictateurs de détourner des fonds publics liés à l’exploitation du pétrole et à la rente pétrolière. » De ces échanges, quelques années plus tard, naîtra notamment Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique (2008). À la fin des années 90 déjà, le Québécois co-fonde au Québec l’antenne locale d’Attac, pour « réfléchir sur un mode critique au déploiement de la mondialisation économique face à l’émergence des paradis fiscaux ».  « Ce qui m’est apparu c’est à quel point nous sommes dans une mondialisation où chaque Etat, en tant que générateurs de contraintes, permet aussi aux puissants de contourner lesdites contraintes. » Le fisc, les règles administratives qui prévalent dans un appareil d’Etat, la réglementation dans le domaine de l’assurance, les lois d’encadrement de l’industrie minière ou de l’exploitation en eaux profondes du pétrole sont susceptibles d’être contournés. Pendant quelques années Alain Deneault analyse ce phénomène sur le plan conceptuel[1] avant de s’intéresser particulièrement au Canada autour du secteur minier. Il écrira trois ouvrages sur cette question[2]. Devenu expert sur le sujet, Alain Deneault explique que le Canada aménage sa fiscalité et sa réglementation pour accompagner l’essor de l’industrie minière et la protéger sur le plan judiciaire.

«Le cas de Total est en effet éclairant : cette société est devenu un pouvoir, voire une instance souveraine qui n’est pas réductible aux États. » Total naît en 1924 sous le nom de Compagnie Française des Pétroles (CFP)[3] dans un contexte où, au sortir de la guerre, la France rejoint un consortium de sociétés qui souhaitent exploiter les richesses au Moyen-Orient. Héritant des parts allemandes (Deutsche Bank), la France rejoint ainsi le rapport de force pour l’accès, le contrôle des gisements et la distribution du pétrole. « C’est ici que commence le mélange des genres : une entreprise pétrolière voit sa raison d’être dans le fait de mener une politique d’Etat et un Etat remet la responsabilité de réaliser ses politiques publiques une entité privée. »[4] Un ouvrage de synthèse manquant sur le sujet, Alain Deneault commence à collecter des informations en 2014 ; il ne s’arrêtera pas jusqu’à la parution du livre en mars 2017.

Il est très vite interpellé par la documentation produite par la multinationale elle-même. « Depuis 2007, avec Christophe de Margerie (décédé en octobre 2014), jusqu’à Patrick Pouyanné aujourd’hui, la firme fait un énorme travail de communication. Notamment, elle commente tout ce qu’il se passe dans le monde : crise syrienne, réforme du code du travail en France, sanctions envers la Russie etc… Cette société nous parle ! » Dans cette tentative de « faire subir un traitement critique aux propositions idéologiques de Total en l’écoutant attentivement », Alain Deneault relève alors une constante dans les prises de parole multiples de Total : « Ce que nous faisons est légal. » Populations contraintes au travail au Myanmar, , destruction des écosystèmes nigérians, exploitation des sables bitumineux au détriment des premières nations d’Alberta. « Ces actes, souvent étayés, ont néanmoins pu être commis dans la légalité. » Pour l’auteur, il y a plusieurs explications : Total s’appuie sur des États complices qui la laissent arriver à ses fins plutôt que de la sanctionner. De plus, la firme multinationale prend toutes ses précautions pour que la maison-mère ne soit pas associée aux activités menées par ses filiales. Sur son site internet, un « Avertissement » à la fin des communiqués de presse stipule qu’ils sont publiés « uniquement à des fins d’information et aucune conséquence juridique ne saurait en découler ». Enfin, elle saisit les vides juridiques du droit français. Autrement dit résume l’auteur, « on en est réduit à se demander si Total a su procéder ainsi en tout légalité dans la mesure où, il n’existe souvent aucune instance capable de statuer qu’elle a agit ici ou là illégalement ».

Coloniser, corrompre, conquérir

Ce qui lui est interdit en France, Total le fait ailleurs. Un des exemples les plus éloquents est son implantation en Birmanie[5], depuis le début des années 90. La construction du gazoduc reliant le golfe de Martaban à la Thaïlande entraîne le déplacement et la réinstallation non voulue de villageois, du travail forcé entre 1994 et 1998 mais aussi des exactions, tortures, exécutions, viols commis par l’armée birmane… soutenus par Total. La firme jurera de tout « ignorer des conditions dans lesquelles travaillent les bagnards qui construisent ses propres installations[6]. » Bien que des tentatives de poursuites sont lancées envers la firme – en Belgique notamment – Total ne sera jamais condamnée. Le droit français serait même à l’avantage de la firme pour Alain Deneault : « Les demandeurs ne peuvent pas porter plainte pour « travail forcé » car cette notion en droit (français) n’existe tout simplement pas ! »[7]

Rien n’arrête la progression de Total en Birmanie ; le 2 mai dernier, la firme annonçait le lancement du projet Badamyar « situé en mer à environ 220 kilomètres au sud de Yangon dans la République de l’Union du Myanmar [qui] permettra de prolonger au-delà de 2020 le plateau de production du champ gazier de Yadana qui s’élève à 8 milliards de m3/an ». Dans quelles conditions ont été réalisées les « 5 millions d’heures travaillées » ? Depuis la lettre ouverte à François Hollande en 2013 co-signée notamment par le CCFD-Terre Solidaire, Reporters Sans Frontières et le Secours Catholique pour demandant à la France de s’assurer « que les droits humains figurent bien au cœur du processus de réformes en cours dans le pays », les choses ont-elles vraiment changé ?

Si Total est présent dans 130 pays du monde, le continent africain reste son territoire de prédilection. A partir de la 1964 et le coup d’Etat qui renverse le président du Gabon, Elf qui deviendra Total sera le symbole de la Françafrique (présente au Cameroun, Biafra, Gabon, Congo, Guinée, Tchad, Angola, Côte d’Ivoire, Libye…). Depuis 2003 et le changement de nom, les représentants de la firme clame que « le passé c’est le passé, la Françafrique c’est fini ». Or pour Alain Deneault, ce nouveau nom « se veut moins un terme qu’une assimilation à un ensemble beaucoup plus vaste. Les réseaux françafricains s’intègrent à partir d’embranchements divers à un enchevêtrement de liens, d’une portée incommensurable, noués par la multinationale maintenant présente dans plus de cent pays. »

En 2017, Total reste la première multinationale sur le continent africain, présente dans 47 pays où régulièrement la société fait la une[8].

La loi votée sur le devoir de vigilance des entreprises en France, votée le 30 mars 2017 changera-t-elle la donne ? Elle permet à l’Etat de contraindre les maison-mères des multinationales à un lien juridique avec leurs filiales pour prévenir les risques humains, sociaux et environnementaux. Juridiquement, selon l’auteur, « la loi des pays complaisants ou vulnérables où les filiales sont créées continuera globalement de prévaloir » et le Conseil Constitutionnel ne prévoit que des peines relatives en cas de condamnations[9]. Néanmoins, politiquement cette loi est « plus qu’un symbole : elle permet d’expliciter le problème que constituent les multinationales comme Total, à savoir être à ce point tentaculaires. »

 Vu du Québec

L’intellectuel québécois reste un des rares intellectuels de chez lui à se pencher sur ces sujets. En France aussi, il est considéré comme expert. Bien qu’il a été formé à la philosophie française à Paris, il estime que « ne pas être français, spontanément, m’amène à éviter des écueils qui constitueraient à penser la France comme une planète. Ce qui se vit et est vécu ne s’explique pas seulement par des fonctions franco-françaises ». Selon lui, Total, bien que formellement implantée en France, est « apatride ». Avec ce recul, Alain Deneault n’est pas très optimiste sur le changement de perception que la France a d’elle même, « surtout en cette année d’élection présidentielle ».

 

 

 

 

 

[1] Offshore : paradis fiscaux et souveraineté criminelle (2010) et Une escroquerie légalisée (2016).

[2] Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (2008), Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l’industrie minière mondiale (2012) et Paradis fiscaux : la filière canadienne (2014).

[3] La marque « Total » est lancée en 1954, puis la firme prendre le nom de TotalFina en 1999 puis TotalFinaElf en 2000 avant de se dénommer Total en 2003.

[4] De quoi total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. , Edition l’Echiquier, 2017, p. 27.

[5] Chapitre Asservir, p. 355.

[6] Ibid, page 359.

[7] Ibid, page 363.

[8] Le 2 mai 2017, au Sénégal le ministre de l’Energie Thierno Alassane Sall est limogé du gouvernement par décret présidentiel lors de la signature de deux importants accords pétroliers entre le Sénégal et Total, le premier concédant deux blocs exploratoires au large de Dakar.

[9] Toute amende sera plafon­née à 30 millions d’euros

[10] Alain Deneault, Gouvernance, le management totalitaire, Broché, 14 mars 2013 et La médiocratie, Broché, 20 octobre 2015.

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