Revue Faim et Développement – Avril 2017
À Échirolles, bastion communiste de l’agglomération grenobloise, des jeunes se rassemblent une fois par mois pour des Ateliers de la pensée. Réunis en collectif depuis la mort de Kévin et Sofiane, deux jeunes assassinés en septembre 2012 dans un quartier de la ville, ils prônent haut et fort les valeurs de la non-violence. Rencontre avec le collectif Agir pour la Paix.
« A votre avis, comment refuser le repli identitaire face au conflit ?» Le sujet du deuxième Atelier de la pensée est lancé. Ce samedi 11 février, une dizaine de personnes est réunie en cercle à la MJC Robert Desnos, dans le quartier Surieux d’Échirolles, la troisième ville de l’agglomération grenobloise. Toutes ont visionné le film Ce que je le jour doit à la nuit, basé sur l’œuvre de Yasmina Khadra qui est le support de la discussion. « En 1930, un jeune Algérien de 10 ans est livré à son oncle, marié à une Française. Younes devient Jonas et va intégrer petit à petit la communauté des futurs pieds-noirs. Le film nous emmène jusqu’à l’indépendance de l’Algérie » résume Mayare, dix-neuf ans, animatrice de l’atelier. Aux côtés d’Hedi, l’animateur jeunesse et d’Herrick Mouafo, initiateur des Ateliers de la pensée, la jeune femme voilée commente : « En vous proposant ce film, l’idée n’est pas de se focaliser sur la guerre d’Algérie mais plutôt d’appliquer la notion de recherche d’identité à nous-mêmes, habitants d’un quartier populaire, musulmans, chrétiens, Africains, Français, Maghrébins… »
Retour sur le 28 septembre 2012… Mayare a alors 14 ans. Comme la plupart des gens du quartier, elle connaît bien Kévin, étudiant de vingt-et-un ans et Sofiane, éducateur de vingt-deux ans. Le 28 septembre 2012, ils sont retrouvés mortellement blessés dans le parc Maurice Thorez d’Échirolles, lynchés par douze autres jeunes. Ils meurent tous les deux à quelques heures d’intervalle. Un drame pour cette ville populaire de plus de trente-six mille habitants. Quatre jours plus tard, à l’occasion la journée de la non-violence du 2 octobre, plus de quinze mille personnes vêtues de blancs se réunissent et marchent silencieusement dans le quartier.
« De cet événement tragique sont nés deux collectifs : le Collectif Marche Blanche, rejoint par le Collectif Agir pour la Paix (APLP), plutôt à destination des jeunes », explique Hedi, dix-neuf ans, impliqué dès le début. « Après la mort de Kévin et Sofiane, on avait trop de haine et de colère en nous, il fallait trouver un moyen de nous canaliser, entre jeunes du quartier » ajoute-t-il. Deux ans plus tard, l’émotion estompée, les amis de Kévin et Sofiane souhaitent continuer à « agir pour la paix ». Des temps de discussion sont alors organisés, toutes les semaines à la MJC Robert Desnos. Ils seront les futurs Ateliers de la pensée.
Dès leurs débuts, ces rencontres sont encadrées par Herrick Mouafo, salarié de l’association grenobloise Modus Operandi. Cette dernière propose des approches constructives pour appréhender les conflits, à travers des activités de recherche participative et de formation sur la non-violence. « Mon frère et Sofiane symbolisaient quelque chose de rare : ils avaient réussi à rassembler, dans leur bande d’amis, des jeunes venus d’horizons différents. Ils ont réellement fait bouger les lignes dans les relations du quartier » se livre Steven, grand frère de Kévin.
Créer du débat dans les quartiers populaires
« Comment faire République ? », « Comment faire société ? » ou encore « Comment les jeunes travaillent-ils sur la déradicalisation ? » ? Les thèmes sont toujours choisis pour créer du débat. En mai 2015, un groupe de dix-huit jeunes du quartier a même l’opportunité de partir visiter le nord de l’Europe (Allemagne, Belgique, Danemark, Finlande), à la rencontre de jeunes issus de quartiers populaires.
Officiellement baptisés « Ateliers de la pensée » fin 2016, les réunions d’échanges veulent aller plus loin, « en aidant ces jeunes à construire une pensée critique à l’aide de supports : livres, films, discours… un samedi par mois. » complète Herrick Mouafo. Ainsi, lors du premier atelier de janvier, les jeunes Echirollois planchent sur le fameux J’accuse ! de Zola, pour « faire prendre conscience aux jeunes de la différence entre “avoir raison” et “faire entendre raison” » sourit Herrick Mouafo.
Si la notion de non-violence reste le fil rouge de chaque atelier, d’autres thèmes sont abordés. Ce jour-là, après la projection de Ce que le jour doit à la nuit, Herrick Mouafo épaule Mayare en relançant le débat : « Moi, je suis Camerounais, je vis en France : ma fille est-elle française ou camerounaise » ? Steven, également d’origine camerounaise esquisse un sourire : « Ce sera à elle de décider ! Pour ma part je définis mon identité par rapport à ma religion, musulmane. » Taha, un autre jeune du groupe ne tient plus en place, il intervient avec virulence : « C’est bien beau de s’interroger sur son identité dans un quartier populaire ; mais en quoi ça nous aide quand à longueur de journée les médias et les politiciens stigmatisent nos quartiers populaires et les musulmans ? Rien n’est fait pour nous aider à trouver notre identité. Pour trouver sa place il faut être en confiance et il n’y a pas de main tendue de la part des institutions républicaines »… Au bout de trente minutes, le débat commence à prendre forme.
La fondation Agir pour la Paix, un projet porteur d’espoir
C’est au tour de Martine de prendre la parole. Elle est française, la cinquantaine. Un point important car le collectif souhaite aussi mettre l’accent sur l’échange intergénérationnel. « Moi personnellement je ne m’identifie pas à ma religion, je n’en ai pas, je suis Française, j’appartiens à ce pays, malgré le fait que je sois née en Algérie. » Habitante du quartier voisin, Les Granges, Martine a toujours été très impliquée dans la vie locale. En 2012, elle fait partie des initiateurs du Collectif marche blanche. « Kévin était mon voisin, il était toujours adorable. Quel choc nous avons eu… Mais juste après, j’ai été très impressionnée de voir combien les jeunes avaient besoin de s’exprimer. Ils étaient passionnés par les autres, les débats prenaient. On parlait du meurtre, de la violence, des contrôles de police… » Pour autant, Martine ne se montre pas très optimiste quant à l’avenir de la jeunesse des quartiers d’Échirolles. En 2015, le chômage à Echirolles s’élève à 19,8% (catégories A, B et C). « Depuis 2012, je ne vois pas du tout d’amélioration dans nos quartiers : la situation des jeunes continue d’empirer. »
Aujourd’hui l’espoir des jeunes se polarise autour du projet de créer une Fondation Agir pour la Paix. Pour Steven, c’est un « projet d’envergure autour de la non-violence, le défi du 21e siècle. » Sur le modèle de modules de formation proposés à l’IUT de Saint Denis[1] (93), cette initiative souhaite impulser un enseignement autour de la non-violence « dès le plus jeune âge » précise Steven, dans les quartiers d’Échirolles. Le grand frère du quartier redoute néanmoins déjà la sortie de prison des jeunes condamnés pour ce meurtre. En effet, le 12 décembre 2015, la Cour d’Assise de l’Isère a prononcé dix peines de réclusions criminelles entre huit et vingt ans et deux acquittements.
« Ce qui est essentiel pour nos jeunes, c’est d’avoir de l’espoir. C’est tout l’enjeu de notre projet de Fondation : un simple outil pour éviter d’en venir aux mains. », résume Herrick Mouafo. Le mécène semble tout trouvé : Calogero, auteur de la chanson Un jour au mauvais endroit, qui rendait hommage aux deux jeunes assassinés. « Il ne reste plus qu’à lui en parler maintenant ! » lance Taha, amusé.
[1] http://www.iutsd.univ-paris13.fr/iutsd/8-actualites/444-modules-de-formation-%C3%A0-la-non-violence.html
[2] Verdict rendu le 11 décembre 2015 à la Cour d’Assise de l’Isère, à Grenoble.
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