Le Bénin face à son passé colonial

Revue Faim et Développement (décembre 2016)

Première ex-colonie à réclamer à la France les trésors pillés par les colons français, le Bénin s’interroge sur la transmission de la mémoire coloniale. Reportage à Ouidah.

Reportage RTS Radio Télévision Suisse (Emission Détours) – Janvier 2016
Faim et Développement (Revue du CCFD-Terre Solidaire) – Novembre/Décembre 2016

 

 

Première ex-colonie à réclamer à la France les trésors pillés par les colons français, le Bénin s’interroge sur la transmission de la mémoire coloniale. À Ouidah, plaque tournante de la traite négrière en Afrique de l’Ouest, l’avenir de la Route des esclaves hésite entre mémoire et exploitation touristique.

« Vous voyez, c’est sur cette place que les colons européens échangeaient des pacotilles (vêtements, alcool, objets en porcelaine…) contre nos parents entre le 18e et le 19e siècle. Est-ce que vous étiez au courant les enfants ?  ». En langue fon[1], un des guides de Ouidah s’adresse à une centaine de paires d’yeux écarquillés. Des enfants sont venus visiter cette ville qui fut le principal port d’Afrique de l’Ouest de transit d’esclaves à l’époque coloniale. Pour tout comprendre, ils doivent parcourir la Route des esclaves, soit les 3,5 kilomètres qui séparent le centre ville de la plage où ont été embarqués entre un et deux millions d’esclaves. Au fil du chemin, des statues d’artistes béninois rappellent les étapes de la traite négrière.

À quelques jours de la rentrée scolaire (le 3 octobre 2016), l’association béninoise Sindo[2] partenaire du CCFD-Terre Solidaire joue le rôle de passeur de mémoire. Depuis 1994, elle œuvre dans les villages reculés du Bénin pour lutter contre la déscolarisation et le trafic des enfants dans le pays. Ce jour-là à Ouidah, une dizaine de villages du sud du Bénin (Wawata-Zounto, Zèkpatchamè, Dodji-Bata, Adjamè, Azonkaney, Zogbodomè…) sont représentés par les enfants âgés de 7 à 17 ans. La plupart d’entre eux n’a jamais mis un pied en dehors de son village. « Faire visiter la Route des esclaves à ces enfants nous paraissait incontournable. Si nous voulons qu’ils soient les acteurs de développement de demain, ils doivent connaître leur passé et apporter cette connaissance de l’histoire coloniale auprès de leurs parents, pour la plupart illettrés », explique avec détermination Emma, directrice et fondatrice de Sindo.

Après avoir visité l’Arbre de l’Oubli, là où les esclaves tournaient sept à neuf fois pour oublier leurs racines, direction la « case » Zomai » (aujourd’hui disparue) dont le nom signifie « là où la lumière ne rentre pas ». C’était un trou d’un mètre sur quatre où les esclaves étaient enfermés. On testait ici leur capacité à rester vivant pendant le voyage dans la cale du bateau. Seuls les plus résistants à la privation d’eau et de nourriture continuaient la route, les autres étaient enterrés dans une fosse commune dans le village de Zongbodji, à moins de dix minutes de marche. Les enfants, émus, s’emparent de cette mémoire. Romuald est âgé de 16 ans : « Au début de la visite je me suis dit “Mais pourquoi me racontent-ils tout cela ?” Et là je comprends ce qu’ont vécu nos ancêtres, cette souffrance infligée par les colons qui les ont mutilés et déportés. Nous sommes les descendants de cette histoire. »

Le mémorial placé sur la plaque de béton y repose sur des ossements humains[3]. L’arbre imposant qui se dresse à quelques mètres de la fosse commune est appelé l’Arbre du retour. Planté au 18e siècle il représente le seul espoir tendu aux milliers d’êtres errants pour que « leur âme, dans un lointain futur, revienne à ses racines ».

Le dernier kilomètre jusqu’à la plage se fait aujourd’hui en voiture. C’est ici face à la mer, qu’a été érigé le seul mémorial construit sous l’égide de l’Unesco en 1995. La Porte du non-retour témoigne des derniers pas des esclaves sur leur terre natale. C’est Parfaite, une jeune fille d’une douzaine d’années, qui lance la discussion devant l’assemblée des enfants : « La traite négrière dont ont été victimes nos aïeux, je ne la connaissais pas. C’est lamentable et j’en tire la leçon que nous devons à tout prix être éduqués pour éviter que cela ne recommence.» A tour de rôle les enfants s’expriment, à l’image de Firmine : « Le mariage forcé, le travail domestique, ça n’est pas de l’esclavage moderne peut-être ? Notre rôle est de parler de cette histoire dans nos villages, auprès de nos parents pour mettre fin à ces pratiques ».  Le pari est réussi pour l’association.

Quel avenir pour la mémoire coloniale ?

 Ce n’est qu’au début des années 1990 que le pays met à l’ordre du jour la question de la mémoire de l’esclavage, longtemps restée taboue. Comme beaucoup de pays africains colonisés, il lui a fallu du temps pour reconstruire une identité et une mémoire communes. « La multiplicité des rois du Bénin d’une part, dont beaucoup ont été complices de la traite négrière, et le lien que chacun entretient avec l’esclavage complique l’évocation du passé de chaque Béninois »,  explique le guide.

En 1991, le Bénin vit un tournant culturel avec l’arrivée au pouvoir de Nicéphore Soglo. Il permet au pays de s’ouvrir à l’international à travers deux projets officiels de promotion du tourisme : Ouidah 92, le « premier festival mondial des cultures vaudou », et la Route des esclaves. Cette dernière voit le jour pour pallier l’absence d’archives littéraires. En 1960 le premier Président de la République du Dahomey fit en effet brûler le fort portugais qui hébergeait les documents témoignant de l’ampleur du commerce des esclaves au Bénin. Or, comme pour prendre une revanche sur cet épisode, ce même fort accueille aujourd’hui le Musée d’histoire de Ouidah. Calixte Biah, son conservateur, se souvient : « L’idée était de créer un lieu de rencontre entre les habitants, la diaspora et les touristes. La Route des esclaves est née à Port-au-Prince, lors d’une rencontre internationale, en 1991. » Deux ans plus tard, le projet est approuvé à la conférence générale de l’Unesco par la résolution 27C/3.13. Dans les textes, il doit représenter « l’aboutissement d’une longue réflexion sur le devoir de mémoire en vue de briser le silence sur l’une des plus grandes tragédies de l’humanité ».

Une route pour se souvenir

 25 ans plus tard, la route semble toutefois peu entretenue. « Les nombreuses sculptures et mémoriaux s’effritent, certains ont même été volés. La mairie de Ouidah ne fait pas son travail. Nous n’avons, au Bénin, aucune politique de préservation des œuvres d’art, qui pour moi portent notre mémoire de l’esclavage. À la place, le projet est de construire des établissements touristiques ! » se désole Noureini Tidjani Serpos, chargé de mettre en œuvre le projet de la Route des esclaves à l’époque. En effet, quand ils reviendront à Ouidah avec leurs propres enfants, les jeunes Béninois pourraient bien retrouver les lieux changés. Un projet d’aménagement touristique, dans les cartons depuis dix ans, a récemment été lancé sur la Route des pêches qui relie Ouidah à Cotonou par le bord de mer. Il a pour vocation la construction d’hôtels, de résidences, de transports, de zones de loisirs et de commerces pour grossir le flux des 400000 touristes au Bénin chaque année. Les historiens ont été les premiers, il y a dix ans à monter au créneau, et ils continuent, comme Calixte Biah : « Bien sûr qu’un travail doit être fait pour promouvoir le tourisme au Bénin à travers ces différents lieux culturels. Mais les travaux envisagés sur la Route des pêches vont dénaturer le site et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix. Une ville comme Ouidah dispose déjà d’un patrimoine culturel, physique et immatériel, conservons-le pour le développement touristique du pays sans faire du mal à notre nature, et à notre mémoire… »

 [1] Le fongbe ou fon est la langue locale du Bénin.

[2] Sindo signifie : « qui émerge de la base ».

[3] Les ossements humains et des chaînes de fer sont mis à jour par une fouille organisée en 1992 par l’Unesco. Ils sont aujourd’hui exposés au Musée d’histoire de Ouidah.

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